REGARDS CROISÉS est une série d’articles en 4 dimensions sur le monde du travail, qui vous fait voyager dans des situations concrètes de la vie en entreprise. Une vision à 360° pour vous aider à prendre du recul et trouver des solutions constructives pour tous !
ÉPISODE 9 – RECRUTER UN TALENT EXPÉRIMENTÉ SANS DISCRIMINER
Le regard de Dominique, la manager :
« Je sors d’un entretien de recrutement avec un candidat d’environ 55 ans, dont le CV révélait une solide expérience mais ne spécifiait pas l’âge. Son profil, ses expériences et ses compétences sont très intéressants et il est très motivé pour nous rejoindre. En revanche, je me demande s’il arrivera à s’intégrer à notre équipe plutôt junior et s’il pourra s’adapter aux innovations digitales. J’ai rencontré un autre candidat beaucoup plus jeune, qui correspond mieux au profil de l’équipe mais ses expériences ne sont pas aussi significatives. Je ne suis pas certaine qu’il soit capable de remplir totalement les missions du poste. Sa montée en compétences prendra du temps et beaucoup d’investissement de part et d’autre. Je vais échanger avec la RH pour qu’elle m’aide à avancer dans ma décision »
Le regard d’Andréa, le RH :
« Je te propose d’aborder la question sous un autre angle : quels pourraient être les avantages à recruter un profil expérimenté au sein de ton équipe composée essentiellement de jeunes collaborateurs ? »
Le regard de Dominique, la manager :
« – Cela demanderait moins d’accompagnement « technique » de ma part et la prise de poste serait rapide.
– Cela permettrait de diversifier le profil de mon équipe ce qui est intéressant en termes de dynamique, de prise de décision, de prise de risque.
– C’est également parfois un atout en clientèle et permettrait d’assurer une certaine stabilité à l’équipe : le turnover est aujourd’hui assez fort.
– Étant donné son expérience, cela favoriserait le transfert de compétences vers certains de mes collaborateurs »
Le regard d’Andréa, le RH :
« En ce qui concerne tes doutes sur l’intégration à l’équipe, cela relève principalement des actions managériales que tu vas devoir mettre en place. Au même titre que tout autre collaborateur, l’intégration réussie d’un collaborateur expérimenté passera entre autres par un accueil de qualité, une mise en relation efficace avec ses interlocuteurs, un processus prévoyant les modalités d’acquisition de la culture d’entreprise, la transmission des éléments nécessaires à l’exercice de l’activité́, ainsi que par la relation de confiance et d’écoute que tu tisseras avec lui. La façon dont tu vas le positionner, organiser son intégration et construire le nouveau collectif est, me semble-t-il, particulièrement important.
Concernant ta question sur la maîtrise des outils digitaux : je te recommande d’inclure lors du dernier entretien une mise en situation impliquant l’utilisation de certains outils nécessaires pour remplir la mission. Tu vérifieras ainsi les compétences du candidat sur des critères factuels.
Concernant le second candidat, tu dois valider sa capacité à occuper le poste. Pour certains recrutements, nous proposons aux derniers candidats sélectionnés de venir à tour de rôle passer quelques heures dans les locaux avec leur potentiel futur manager et équipe. Cela apporte aux candidats une vision claire du travail et des collègues avec qui ils pourraient travailler. De ton côté, le comportement et les questions posées par chacun des candidats te donneront des informations complémentaires sur leur niveau de motivation, leurs capacités relationnelles, leurs compétences techniques. Tu peux d’ailleurs demander à ton collaborateur Charlie, qui travaillera de façon rapprochée avec l’un d’eux, de les prendre en charge une partie du temps. Cette étape sur le terrain avec les candidats devrait aider à prendre la bonne décision.
Il y a aujourd’hui de nombreuses prises de position et prises de conscience sur le rôle de l’entreprise pour davantage d’inclusion dans la société. Notre échange démontre à nouveau que nous avons tous des stéréotypes plus ou moins conscients, y compris encore sur l’âge ou le genre.
Je propose que nous allions demander à Camille quel est le cadre juridique »
Le regard de Camille, la juriste :
« L’employeur est libre de choisir le salarié qu’il souhaite recruter, à condition que ce choix ne soit pas fondé sur l’un des critères de discrimination interdits par la loi (articles L.1132-1 et suivants du Code du travail).
Parmi les motifs discriminatoires prohibés figure l’âge. Ainsi, aucune personne ne peut être écartée d’un processus de recrutement en raison de son âge : cela découle du principe de non-discrimination au travail, qui s’applique dès la procédure de recrutement et pendant toute l’exécution du contrat de travail, jusqu’à sa rupture.
À titre d’exemple, si un recruteur venait à écarter un candidat d’une procédure de recrutement à la seule lecture de l’âge sur son CV, cette procédure serait discriminatoire et pourrait entraîner des sanctions pénales (trois ans d’emprisonnement au plus et 45.000 € d’amende) et des sanctions civiles (réparation du préjudice subi par la victime de la discrimination). En pratique, il est cependant très difficile, pour les victimes d’une discrimination à l’embauche fondée sur l’âge, d’apporter la preuve d’une telle discrimination.
Cette preuve peut toutefois résulter des motifs utilisés par l’entreprise pour justifier le rejet d’une candidature. Saisie par une personne dont la candidature avait été rejetée par un cabinet de recrutement au motif que son profil avait été jugé « trop dimensionné », la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre Les Discriminations et pour l’Égalité) a rendu une délibération sur la question suivante : la référence aux notions de « confirmé », « débutant », « senior », « junior » ou de profil « trop dimensionné » pour écarter une candidature démontre-t-elle une discrimination fondée sur l’âge, ainsi que l’estimait le réclamant ? La HALDE a considéré que « ces références ne renvoient pas directement à l’âge, et ne peuvent, à elles seules, établir l’existence d’une discrimination fondée sur l’âge. Elles peuvent cependant constituer un indice qui, parmi d’autres éléments, met en évidence une pratique discriminatoire ».
L’employeur doit donc être vigilant quant à la motivation éventuellement apportée à la personne dont la candidature n’a pas été retenue.
Concernant le recrutement en cours, j’invite Dominique, qui semble déduire de l’âge des candidats l’existence/l’absence d’une capacité d’adaptation et d’intégration, à se fonder sur des faits objectifs et précis pour prendre sa décision. Pour ce faire, elle aurait intérêt à organiser un nouvel entretien avec les candidats, afin de tester leurs capacités d’adaptation et d’intégration, par exemple dans le cadre de mises en situation, comme suggéré par Andréa. Il faut enfin rappeler que l’objectif premier de la période d’essai est précisément de permettre tant au recruteur qu’au candidat retenu d’apprécier si ses fonctions lui conviennent »
Le conseil Regards Croisés :
Dans le cadre de leur politique de diversité et de non-discrimination, de plus en plus d’entreprises suppriment la référence à l’âge dans les CV. Recruter, c’est d’abord recruter des profils, des compétences, des expériences, sans discrimination aucune, entre autres fondées sur l’âge. Or, il existe encore de nombreux freins au recrutement des « talents expérimentés », principalement dus à des stéréotypes comme : « trop chers », pas « assez adaptables », « pas motivés »… Par ailleurs, sans revenir sur la richesse qu’apporte la diversité de profils, ne recruter que dans la même tranche d’âge peut avoir un effet pervers en provoquant des « goulots d’étranglement » en termes d’évolution de carrière.
Il est indispensable de bien définir les besoins du poste et l’offre d’emploi. Notamment, les recruteurs veilleront à définir l’expérience professionnelle en fonction du niveau de compétences et de responsabilités plutôt qu’en utilisant des mentions telles que « senior » ou « junior ».
Sensibiliser les managers au principe de non-discrimination à l’embauche fait partie des leviers de la diversité. Cela évite des biais (« schéma de pensée trompeur » ) dans les prises de décision dans un contexte d’allongement des carrières et de marché du travail tendu.
Article rédigé par Emmanuelle FOULONNEAU (Cabinet EFFIBÉ) et Claire FAURÉ, Avocat